En cas d’inaction de l’entreprise utilisatrice et de son CHSCT, le CHSCT de l’entreprise de travail temporaire dispose du droit de recourir lui-même à l’expertise lorsqu’il constate l’existence d’un risque grave et actuel pesant sur ses intérimaires.
Dans un arrêt important, destiné à la plus large publication qui soit, la chambre sociale de la Cour de cassation répond à la question de savoir si le CHCST d’une entreprise de travail temporaire (ETT) peut intervenir, en désignant un expert, dans l’entreprise utilisatrice, en cas de risque grave et actuel pour les travailleurs temporaires mis à disposition de cette dernière. Et la réponse, qui implique de mettre en balance plusieurs garanties constitutionnelles, est logiquement nuancée : c’est possible, mais sous certaines conditions…
Le CHSCT de l’entreprise utilisatrice est responsable de la santé et la sécurité des intérimaires
La Cour de cassation rappelle, tout d’abord, le droit applicable en matière de santé et sécurité des travailleurs temporaires. En application de l’article L 1251-21 du Code du travail, l’entreprise utilisatrice est en effet responsable, pendant la durée de la mission des travailleurs temporaires en son sein, des conditions d’exécution du travail, notamment en ce qui concerne la santé et la sécurité des intérimaires.
Par conséquent, c’est bien au CHSCT de l’entreprise utilisatrice d’exercer sa mission de vigilance à l’égard de l’ensemble des salariés de l’établissement placés sous l’autorité de l’employeur, notamment les intérimaires, conformément à l’article 6 de la directive 91/383 du 25 juin 1991. Il s’ensuit que le droit de recourir à un expert en cas de risque grave et actuel pesant sur les salariés appartient en principe à ce seul CHSCT, y compris lorsque ce risque touche des travailleurs temporaires exerçant dans l’entreprise utilisatrice.
Le CHSCT de l’ETT peut recourir à l’expertise en cas d’inaction du CHSCT de l’entreprise utilisatrice
Dans cette affaire, le CHSCT d’une ETT avait adopté une délibération visant à désigner un expert pour risque grave dans l’établissement au sein duquel ses travailleurs temporaires étaient mis à disposition. L’employeur des intérimaires, c’est-à-dire l’ETT, avait alors contesté la validité de cette délibération devant le président du TGI de Nanterre, statuant en la forme des référés, et posé, à cette occasion, une question prioritaire de constitutionnalité n’ayant pas donné lieu à renvoi devant le Conseil constitutionnel (Cass. soc. QPC 5-6-2019 no 18-22.556 FS-PB). À la suite de l’annulation par le président du TGI de la délibération, le CHSCT de l’ETT s’est pourvu en cassation. Avec succès.
En effet, la Haute Juridiction casse et annule l’ordonnance ayant invalidé la désignation d’un expert pour risque grave et renvoie l’affaire et les parties devant le président du TGI de Paris. Selon la Cour de cassation, le CHSCT de l’ETT a bien la possibilité de désigner un expert dans l’entreprise utilisatrice sous réserve de respecter deux conditions cumulatives.
D’une part, le CHSCT de l’ETT doit constater que les salariés intérimaires mis à disposition de l’entreprise utilisatrice sont effectivement soumis à un risque grave et actuel, tel que défini par le Code du travail. D’autre part, il doit démontrer que l’entreprise utilisatrice n’a pris aucune mesure pour mettre fin à la situation en cause et que son CHSCT n’a pas fait usage de ses droits en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en ne procédant pas à la désignation d’un expert en vue d’étudier la réalité du risque et les moyens éventuels d’y remédier.
Ces deux conditions doivent être caractérisées par les juges du fond. Ceux-ci doivent donc obligatoirement, si cela n’a pas été fait par l’une des parties, appeler en la cause à l’instance l’entreprise utilisatrice, afin qu’elle puisse répondre sur l’existence de ces conditions. Il leur appartient également de vérifier si le risque grave et actuel invoqué ainsi que l’inaction de l’entreprise utilisatrice étaient avérés ou non.
Une solution nuancée motivée par le juste équilibre entre la santé et la sécurité des intérimaires…
Selon la notice accompagnant la publication de l’arrêt sur le site internet de la Cour de cassation, l’avocate générale, s’appuyant sur les études de la Dares, constate que la responsabilité de l’entreprise utilisatrice ne peut pas, à elle seule, garantir le droit à la santé et à la sécurité des travailleurs intérimaires.
En effet, il demeure difficile pour une entreprise utilisatrice de prendre en charge la santé et la sécurité de travailleurs qui lui sont extérieurs et accomplissent des missions de courte durée. Cette difficulté est d’autant plus prégnante qu’elle s’accompagne d’une absence de représentation des intérimaires au sein des instances représentatives du personnel, quand bien même la jurisprudence admettait qu’ils étaient éligibles aussi bien dans le CHSCT de l’ETT que dans celui mis en place au sein de l’entreprise d’accueil (Cass. soc. 22-9-2010 no 09-60.454 FS-PBR).
A noter : La représentation des intérimaires au sein des instances du personnel ne s’est pas améliorée avec l’instauration du comité social et économique (CSE). S’ils sont bien éligibles, sous conditions, au CSE de l’ETT, le Code du travail précise expressément qu’ils ne peuvent pas se porter candidats aux élections des membres du CSE de l’entreprise utilisatrice (C. trav. art. L 2314-23).
Or, le droit à la santé des travailleurs est un droit protégé à la fois par le droit européen (article 31, § 1 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et article 6, § 4 de la directive 89/391 du 12 juin 1989) et par le droit constitutionnel (alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946). Et c’est pour sauvegarder ce droit que la Cour de cassation reconnaît, dans le présent arrêt, la possibilité au CHSCT de l’ETT d’intervenir au profit des travailleurs temporaires travaillant pour le compte d’une entreprise extérieure.
…et les droits constitutionnels de l’entreprise utilisatrice
À l’appui de sa demande d’invalidation de la délibération désignant un expert pour risque grave, l’ETT faisait valoir que l’intervention de son CHSCT au sein de l’entreprise utilisatrice aurait été disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi en ce qu’elle aurait conduit à autoriser à pénétrer dans une entreprise extérieure, à une immixtion dans sa gestion et à accéder à des informations confidentielles, en contradiction avec les garanties accordées par le bloc de constitutionnalité : la liberté d’entreprendre et le droit à la propriété privée. Le danger est d’autant plus présent que bon nombre d’entreprises font appel à plusieurs ETT en même temps. Reconnaître à chacune d’elles un droit d’investigation pourrait en effet porter atteinte au fonctionnement de l’entreprise utilisatrice.
C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation refuse, en l’espèce, d’accorder un droit d’intervention absolu au CHSCT de l’ETT et subordonne le recours de ce comité à l’expertise au sein de l’entreprise utilisatrice au respect de la double condition exposée ci-dessus.
Quelle est la portée de cette solution ?
La solution de la Cour de cassation rendue pour le CHSCT s’applique, selon nous, au comité social et économique qui, depuis l’intervention de l’ordonnance 2017-1386 du 22 septembre 2017, a repris les missions de l’ancien CHSCT.
On peut aussi penser que le droit de regard et d’action accordé aux représentants du personnel de l’ETT vis-à-vis de son personnel exerçant une mission au sein d’une entreprise utilisatrice pourrait être reconnu au CSE des entreprises prêteuses de main-d’œuvre et aux prestataires de services dans les cas où les prestations s’accompagnent de la mise à disposition de salariés.
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