Contrôle fiscal en chaîne : PME, le taux réduit d’IS à 15 % est-il devenu un piège ?
- David Sanglier
- 19 oct.
- 8 min de lecture
C’est la petite phrase qui fait trembler les directions financières et les dirigeants de PME depuis quelques semaines. Les notifications tombent, les recommandés s'empilent, et le motif est invariablement le même : remise en cause du taux réduit d’Impôt sur les Sociétés (IS).
En tant qu'expert-comptable, je suis aux premières loges de ce séisme fiscal. Ce qui semblait être un acquis pour nos PME – l'imposition à 15 % sur les premiers 42 500 € de bénéfice – est aujourd'hui attaqué par une administration fiscale galvanisée par une jurisprudence récente et une lecture intransigeante des textes européens.
Si vous dirigez une PME, une holding, ou si votre société appartient à un groupe familial, cet article est une lecture obligatoire. Nous allons décrypter ensemble ce changement de paradigme, comprendre pourquoi le fisc s'attaque à la notion de "groupe économique" et, surtout, comment vous pouvez vous prémunir et réagir.
I. L'Alerte Rouge : Pourquoi ce contrôle de masse maintenant ?
Il y a des périodes de calme, et des périodes de tempête. En matière de fiscalité des entreprises, nous entrons clairement dans une zone de turbulences. Depuis la décision du Conseil d’État du 13 mars 2025 (Affaire Sté TDA, n°481538), l'administration fiscale a lancé une campagne de rectifications massive.
Le contexte du taux réduit
Rappelons les bases. Pour bénéficier du taux réduit d'IS à 15 % (au lieu du taux normal de 25 %), une entreprise doit historiquement respecter deux conditions cumulatives majeures :
Avoir un chiffre d'affaires (CA) inférieur à 10 millions d'euros.
Avoir un capital entièrement libéré et détenu pour au moins 75 % par des personnes physiques (ou par des sociétés elles-mêmes détenues par des personnes physiques).
Jusqu'à récemment, l'interprétation commune – et souvent validée par la pratique – était d'apprécier ce seuil de 10 millions d'euros au niveau de la société déclarante, sauf en cas d'appartenance à un groupe fiscalement intégré (le fameux régime de l'intégration fiscale).
Le virage à 180 degrés
C'est ici que le piège se referme. L'administration, appuyée par la récente jurisprudence, change ses lunettes. Elle ne regarde plus votre société comme une entité isolée, mais comme une brique dans un mur plus large : le groupe économique.
Le message du fisc est clair : "Si vous faites partie d'un groupe, même sans intégration fiscale, nous additionnons tout."
Cela signifie que si vous possédez trois sociétés réalisant chacune 4 millions d'euros de CA, aucune n'est éligible au taux réduit. Pourquoi ? Parce que 4 + 4 + 4 = 12 millions. Le seuil fatidique des 10 millions est franchi par le "groupe", et le couperet tombe pour chaque entité prise individuellement.
II. Décryptage de l'Arrêt Sté TDA : La domination du Droit Européen
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut plonger (sans se noyer) dans la mécanique juridique. L'arrêt du 13 mars 2025 n'est pas sorti de nulle part. Il est l'aboutissement d'une logique qui vise à aligner la définition fiscale française de la PME sur la définition communautaire européenne.
La notion de "PME communautaire"
L'Union Européenne a une vision très précise de ce qu'est une PME. L'objectif de Bruxelles est d'éviter les distorsions de concurrence. Si une filiale de Coca-Cola pouvait bénéficier des aides aux PME simplement parce qu'elle est petite localement, cela serait injuste pour l'artisan local.
La réglementation européenne (Annexe I au règlement UE n° 651/2014) impose donc d'agréger les données (effectif, CA, bilan) des entreprises :
Liées : contrôle de la majorité des droits de vote, pouvoir de nommer les dirigeants, etc.
Partenaires : détention entre 25 % et 50 %.
Le Conseil d'État, dans sa décision Sté TDA, a validé l'application de cette grille de lecture au taux réduit d'IS français. Il affirme que pour apprécier le seuil de 10 M€, il faut cumuler le CA de l'ensemble des sociétés liées au sens du droit européen.
L'indifférence de l'intégration fiscale
C'est le point le plus douloureux pour beaucoup de dirigeants.
Avant : On pensait : "Je ne suis pas en intégration fiscale, mes sociétés sont juridiquement indépendantes, je suis tranquille."
Après : Le juge dit : "L'absence d'intégration fiscale est inopérante."
Dès lors qu'une "communauté d'intérêts" ou des liens de détention majoritaire existent (par exemple via une Holding animatrice ou même pure), la solidarité du Chiffre d'Affaires s'applique pour le calcul du seuil.
III. Le Choc Financier : Combien ça coûte ?
Ne nous voilons pas la face, l'enjeu est purement financier. Passer du taux réduit au taux normal n'est pas anodin, surtout quand cela s'applique de manière rétroactive sur les trois dernières années non prescrites.
Le calcul de la "douloureuse"
Le taux réduit s'applique sur les premiers 42 500 € de bénéfice. L'avantage fiscal maximal par an est donc de :
42 500 € * (25% - 15%) = 4 250 €
Cela peut sembler modeste vu comme ça. Mais multipliez ce chiffre :
Par le nombre d'années contrôlées (généralement 3 ans).
Par le nombre de sociétés du groupe concernées.
Ajoutez les intérêts de retard (0,20 % par mois, soit 2,4 % par an).
Ajoutez l'éventuelle majoration de 10 % pour manquement.
Exemple pratique :
Un groupe familial détient 5 PME. Chacune réalise 3 M€ de CA (Total groupe = 15 M€ > 10 M€).
Chaque PME faisait 50 000 € de bénéfice et appliquait le taux réduit.
Rappel par société sur 3 ans : 4 250 € * 3 = 12 750 €$.
Rappel pour le groupe (5 sociétés) : 12 750 € * 5 = 63 750 €.
Avec pénalités et intérêts, la facture frôle rapidement les 80 000 €.
Pour une structure familiale, sortir 80 000 € de trésorerie imprévue est un coup dur qui peut freiner les investissements ou les embauches.
IV. Êtes-vous dans le viseur ? Les profils à risque
Ce contrôle de masse ne frappe pas au hasard. Les algorithmes de datamining de la DGFIP croisent désormais les liasses fiscales, les organigrammes juridiques et les déclarations des bénéficiaires effectifs (RBE) pour identifier les cibles.
Voici les configurations qui allument un voyant rouge chez le contrôleur :
1. La Holding Familiale
C'est le cas classique. Une holding détient 3 ou 4 filiales opérationnelles.
Le piège : Même si chaque filiale est autonome dans sa gestion quotidienne, la détention du capital par la holding crée le lien "société liée". Le CA se cumule.
2. Les Sociétés Sœurs (Sister Companies)
Monsieur X détient en direct 100 % de la société A et 100 % de la société B. Il n'y a pas de holding au-dessus.
Le piège : La notion de détention par une "personne physique" agissant de concert ou via des structures interposées peut conduire l'administration à considérer qu'il y a un groupe économique de fait, surtout si les activités sont complémentaires ou situées sur le même marché géographique.
3. Les frontières du CA
Votre groupe réalise 9,8 M€ de CA. Vous vous sentez en sécurité.
Le défi : Attention aux règles de recalcul du CA ! Avez-vous bien intégré les produits financiers ? Avez-vous proratisé le CA en cas d'exercice court ou long ? Si le fisc revalorise un poste lors du contrôle, vous basculez au-dessus des 10 M€ et perdez le taux réduit sur tout le bénéfice.
V. La Stratégie de Défense : Jurisprudence contre Doctrine
C'est ici que votre expert-comptable enfile sa tenue de combat. Si vous recevez une proposition de rectification, tout n'est pas perdu. Il existe un débat juridique passionnant (et utile) qui se joue actuellement.
L'argument "Massue" de l'administration : Le Conseil d'État
Comme évoqué, le fisc brandit l'arrêt Sté TDA de mars 2025. C'est du solide. Le Conseil d'État est la juridiction suprême en droit administratif. Aller contre sa décision devant un tribunal est périlleux.
Votre Bouclier : La Doctrine Administrative (BOFIP)
Cependant, en droit fiscal français, il existe une règle d'or : la garantie contre les changements de doctrine (Article L. 80 A du Livre des Procédures Fiscales). L'administration ne peut pas vous reprocher d'avoir appliqué ses propres instructions, même si la loi ou la jurisprudence disent le contraire.
Or, que dit le Bulletin Officiel des Finances Publiques (BOFIP) ?
Certains passages du BOFIP (notamment BOI-IS-LIQ-20-10 § 50) semblent lier l'appréciation du seuil de CA à la notion de Groupe Fiscal (intégration fiscale) et non de groupe économique au sens large.
L'argumentaire à développer est le suivant :
"Monsieur le contrôleur, j'ai appliqué le taux réduit de bonne foi en me basant sur votre propre doctrine (BOFIP) publiée à l'époque des faits. Cette doctrine ne mentionnait pas explicitement l'obligation de cumuler les CA en l'absence d'intégration fiscale. Vous ne pouvez pas me redresser rétroactivement sur la base d'une jurisprudence de 2025 pour des exercices antérieurs."
C'est une bataille technique. L'administration tentera de dire que le BOFIP n'était pas assez clair pour être opposable, ou qu'il doit être lu à la lumière du droit européen. Mais c'est une piste sérieuse que nous, experts-comptables, explorons pour défendre nos clients.
VI. Astuces et Recommandations Pratiques : Passez à l'action
Il ne faut pas attendre la lettre recommandée pour agir. Voici ma feuille de route pour sécuriser votre situation dès aujourd'hui.
1. L'Audit de votre Périmètre
Ne vous fiez pas à votre intuition. Prenez vos organigrammes.
Listez toutes les entités où vous (ou votre holding) détenez plus de 25 %.
Identifiez les "sociétés liées" (>50 % de détention ou contrôle effectif).
Additionnez les Chiffres d'Affaires HT (N-1) de toutes ces entités.
Astuce : N'oubliez pas les sociétés civiles immobilières (SCI) soumises à l'IS si elles existent dans le groupe, même si leur CA est faible.
2. L'Anticipation Comptable
Si vous êtes proche du seuil des 10 M€ (par exemple 9,5 M€ en cumulé) :
Soyez vigilant sur la reconnaissance du chiffre d'affaires à la clôture (cut-off).
Sachez que dépasser le seuil ne vous coûte "que" 4 250 € par société bénéficiaire. Parfois, il vaut mieux dépasser le seuil pour faire croître l'entreprise que de freiner l'activité pour garder un avantage fiscal minime. Le tout est de l'avoir budgétisé.
3. La Provision pour Risques
Si, après calcul, vous réalisez que vous avez appliqué le taux réduit à tort sur les exercices 2022, 2023 et 2024 alors que votre groupe dépassait les 10 M€ :
Parlez-en immédiatement à votre expert-comptable.
Il faudra peut-être passer une provision pour risques et charges dans vos comptes annuels. Cela anticipe la sortie de trésorerie et respecte le principe de prudence comptable.
4. La Réponse à la Notification (Proposition de rectification n° 3924)
Si vous avez reçu le courrier :
Ne paniquez pas. Vous avez 30 jours pour répondre (prorogeables à 60 jours sur demande).
Ne répondez pas seul. Chaque mot compte. Une réponse maladroite peut valoir reconnaissance implicite de la faute.
Nous pouvons demander une remise gracieuse des pénalités et intérêts, même si le rappel d'impôt est maintenu, en arguant de votre bonne foi et de la complexité de la règle nouvelle.
VII. Au-delà de l'impôt : La gestion du groupe PME
Ce durcissement fiscal nous amène à une réflexion plus large sur la structuration de nos PME. Pendant des décennies, la création de multiples structures juridiques (une par activité, une par immeuble, une pour la marque...) a été encouragée pour des raisons de protection du patrimoine et de flexibilité de cession.
Aujourd'hui, l'administration semble vouloir "punir" cette atomisation en re-consolidant tout fiscalement. Cela ne remet pas en cause l'intérêt juridique des holdings (levier financier, transmission, protection), mais cela réduit l'optimisation fiscale "automatique" qui en découlait.
Le défi de la simplification
Est-il temps de fusionner certaines entités ?
Si vous avez 4 sociétés qui font chacune 100 k€ de résultat, l'avantage du taux réduit est multiplié par 4.
Si elles sont fusionnées, vous n'avez qu'un seul plafond de 42 500 € au taux réduit.
Historiquement, garder les sociétés séparées était avantageux fiscalement. Avec la nouvelle règle des 10 M€ de CA cumulé, cet avantage disparaît pour les "gros" petits groupes. Il faut donc recalculer l'intérêt global de votre organigramme : coûts de gestion administrative (bilans, AG, frais bancaires) vs économie d'impôt réelle.
Conclusion : Une vigilance nouvelle s'impose
Le contrôle fiscal sur le taux réduit d'IS n'est pas une fatalité, c'est une mise à jour brutale de notre logiciel fiscal. L'administration envoie un signal fort : la PME se définit désormais par sa puissance économique réelle, et non plus par ses frontières juridiques.
Cette évolution, validée par le Conseil d'État en mars 2025, nous oblige, nous experts-comptables, et vous, dirigeants, à une transparence et une rigueur accrues dans l'appréciation des seuils.
Mon conseil final ? Ne restez pas dans le doute. Le coût de l'inaction (redressement + pénalités) est toujours supérieur au coût de la prévention. Si votre groupe flirte avec les 10 millions d'euros de chiffre d'affaires cumulé, déclenchons une revue fiscale préventive.
Anticiper, c’est déjà réussir.




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